Roch est malchanceux, malheureux comme les pierres. D'aucuns diraient qu'il est poursuivi par la déveine. D'autres, plus fatalistes, pensent que son karma doit être bien lourd. D'ailleurs, il pèse sur ses épaules : voyez comme il marche voûté.

Mais aujourd'hui est un jour faste, la chance a daigné lui adresser un sourire. Ce matin, alors qu'il amenait, pour la dixième fois du mois, sa voiture chez le garagiste, un brin de soleil a déchiré sa poisse. Dédé le mécano était de bonne humeur et, puisque Roch est un bon client, Dédé a décidé de l'en récompenser. Il lui annonce :
- Hé, Roch. Ca doit faire mille fois que je te vois ici. Tu as droit à une prime de fidélité, comme qui dirait. Un client m'a laissé sa Rolls pour quinze jours. Il est en voyage d'affaires aux States, qu'il m'a dit. Je n'aurai pas le temps de m'en occuper aujourd'hui, je te la laisse. Amuse-toi bien mais fais-y gaffe !
- Oh, merci Dédé. C'est la première fois qu'il m'arrive quelque chose de bien !

Tout joyeux, Roch démarre soigneusement, embraye en souplesse et savoure le plaisir de mener une Anglaise par le bout des doigts. Ce n'est pas tout ça ! Il faut bien aller travailler. Dans sa guigne, Roch n'est quand même pas sans emploi. Non, il a pire : des chefs tyranniques, des quotas irréalisables, des horaires de fou... Bref, sa journée est à l'image des enfers qu'il vit quotidiennement.

Le soir, enfin libéré de ses charges maigrement rémunératrices, il retourne tout joyeux vers la britannique racée. De joie, il joue avec les clés, comme un enfant, en les faisant sauter dans sa main. Son mauvais diable (bien plus présent que son ange gardien) qui guettait une nouvelle occasion de se manifester lui fait manquer un temps et les clés tombent, rebondissent et finissent leur trajectoire au travers d'un soupirail d'égout.

Atterré, Roch sent bien que sa malchance l'a rattrapé. L'angoisse lui dégouline glacée dans le dos. Il faut absolument récupérer ces clés. Sinon, il mourra à force d'heures supplémentaires pour remplacer cette impayable d'outre-Manche.

Il se décide, frissonnant d'avance, à soulever la plaque du regard. Il imagine les cafards grouillant, les rats porteurs de peste, c'est sûr ! A tout le moins la rage... Dans quelle galère il s'est fourré. Ca y est, la plaque est ouverte, le trou béant, obscur et malodorant réveille son vertige. Bien à contrecoeur, il se glisse dans l'ouverture qui l'avale sans autre commentaire.

Dedans, l'odeur humide, fétide l'assaille et lui cause des haut-le-coeur. Les maîtrisant à grand peine, il tente de s'acclimater à la pénombre menaçante. Tout tremblant, il fouille dans ses poches. Il doit bien lui rester des allumettes. Oui ! Ses doigts fébriles rencontrent la boîte tant convoitée.
- Que la lumière soit !

Ben non. Sa maladresse légendaire a cassé la si précieuse allumette. Il trépigne. Ses chaussures font floc-floc avec un bruit de succion écoeurant. Il en frémit. Enfin, une lueur jaillit entre ses mains malhabiles. Où sont ces fichues clés ?
- Aïe. Ses doigts lui rappellent douloureusement qu'une allumette ne dure pas éternellement. Re-grattage sur le frottoir. Ca marche. Comme quoi, l'entraînement a du bon !

Elles ne devraient pas être loin ces clés...

C'est quoi qui vient de lui frôler le cou ? Un rat ? Une chauve-souris ? Brrr... Après quelques temps d'observation et une autre brûlure, Roch s'aperçoit que ce n'est qu'une inoffensive goutte d'eau. Un courant d'air ravive les remugles ambiants, un relent bien trop fort pour son nez de citadin. Son estomac n'y résiste pas et se rend sans condition.

Mais qu'est-ce qui brille là, au milieu ? Les clés ! Il ne reste qu'à les ramasser. Mais là-dedans ! Berk. De toute façon, il est là pour elles (à cause d'elles !). Il plonge la main dans cette matière visqueuse. Pour ne plus les perdre à nouveau, il les enfonce dans sa poche, entourées de son mouchoir. Il ne lui reste plus qu'à sortir de cet endroit malsain.

Ses pieds glissent sur les barreaux métalliques, échappant de peu à une chute dans l'univers si peu ragoûtant qu'il vient de quitter. Un univers bien plus noir qu'un cafard !

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